Raphael Emine
Les eaux électriques est une métaphore de la recherche qui mêle différents matériaux récupérés pendant mes résidences à Alaro et Figueras. En effet, mes résidences ont été l’objet d’une démarche expérimentale, sans programme prédéfini. Je me suis laissé aller à un processus libre dont les étapes s’articuleraient autour des rencontres et des découvertes durant ce temps passé en territoires inconnus.
C’est une pensée de la technique qui m’a amené à croiser dans ce projet les méthodes d’investigation. J’utilise l’eau comme sujet et fil conducteur de recherches éparses. Du sourcier à l’ingénieur, j’ai collecté des données et des matériaux afin d’expérimenter la rencontre entre les croyances anciennes et la technique contemporaine. Du spirituel au technique, c’est une remise en question du processus créatif qui s’est développée.
Plusieurs intervenants ont été sollicités comme des sourciers et des techniciens de l’eau. Les sourciers, ou radiesthésistes, s’appuient sur une pensée fondée sur les énergies telluriques qui traverseraient toutes matières et influeraient sur les êtres vivants. Espaces, objets, architectures sont analysés selon des procédés différents d’un spécialiste à l’autre, laissant à chacun l’opportunité subjective de redessiner son environnement. L’intervention fréquente de sourciers et radiesthésistes dans ce projet vise à interroger les protocoles du regard, mettant en jeu le goût et la croyance comme facteurs subjectifs du jugement. Peut-on voir sans croire ?
Ainsi à Alaro, j’ai demandé à un sourcier local de signaler les « courants magnétiques » qui traverseraient l’atelier du centre d’art et influencerait les êtres vivants y séjournant. Le résultat fut une proposition in situ, Suprématisme tellurique, dont le graphisme évoque les avant-gardes du siècle dernier. L’expérience interroge avec humour les fondements de l’esthétique moderniste.
Exploration de l’île de Majorque selon ses zones « magnétiques » et analyse des énergies émises par une série de peintures figuratives en compagnie de ce sourcier majorquin, traversée de Figueras par son cours d’eau souterrain, recherche de la « position originale » d’une pierre charriée par ce même cours d’eau proposée par un second sourcier, visite d’une ancienne centrale hydro-électrique à Gérone et récupération des plans 3D d’une centrale de dessalement à osmose inversée , autant d’expériences qui ont nourri ce projet.
J’ai ensuite puisé dans cette matière sonore et picturale récoltée pour monter Les eaux électriques, forme contemplative qui suggère un croisement entre le film scientifique et le souvenir de voyage.
« En ce sens, l’écho de l’eau en photographie évoque sa préhistoire. Je crois que cette image « préhistorique » de la photographie – image spéculative selon laquelle le dispositif lui-même peut apparaître encore pris dans des mondes minéral et végétal – peut nous aider à comprendre ce qu’il y a de « sec » dans la photographie. Cette sécheresse, je l’identifie avec l’optique et la mécanique (…) coupée du sentiment d’immersion dans l’incalculable que j’associe à « l’intelligence liquide ». (…) Il devient clair maintenant que les systèmes d’information électroniques et digitaux, produits par la vidéo et les ordinateurs, vont remplacer la pellicule photographique (…). Pour moi, ce n’est ni bon ni nécessairement mauvais, mais si un tel phénomène se produit, il y aura un nouveau déplacement de l’eau dans la photographie. Elle va disparaître du processus immédiat de production, se retirer sur l’horizon plus lointain de la création de l’électricité, et, dans ce mouvement, la conscience historique du médium va être transformée. »
Jeff Wall, « Photographie et intelligence liquide », 1989